Les rayons de l'astre lumineux violentaient sa peau. La chaleur qu'ils évacuaient compressait son être. Les bruits ambiants étaient aussi flous et vastes que sa vision. Les bourdonnements émis par les insectes estivaux tourbillonnaient joyeusement sans appréhender la situation. Ses sœurs étaient assises à chacun de ses côtés, tandis que Grimber épaulait Carolina de l'autre. Les bancs alignés derrières celui sur lequel il siégeait lui rappelaient des réminiscences aussi funèbres que l'instant qu'il vivait. Le beau monde s'était déplacé pour l'occasion, vêtu des tissus les plus sombres. Il entendait chaque battement de son cœur et sa pesante respiration comme le fléau de sa survivance. L'air emplissant ses poumons n'accentuait que la culpabilité de ses actes.
Il suffoquait par la lenteur des événements autant que par leur rapidité, comme aspiré par une spirale de peines dont il ne pouvait fuir, le vide qui trouait son âme n'en était que plus grand.
Il pénétrait encore dans cette cellule mortuaire où le corps inerte de son père gisait, le cri de Sepha à cette vision résonnait toujours dans ses oreilles. Il se remémorait l'évanouissement de l'adolescente par le choc. Il se voyait de nouveau, avec l'aide de Ganimée, déplacer le cadavre de son propre père hors de la cellule. Il se souvenait de l'ordre qu'il avait donné à Laioz de nettoyer le sang propagé sur le sol. Sa mémoire rembobinait ces images gravées à jamais dans son esprit à chaque fois que cette funeste soirée prenait fin pour recommencer. Il souhaiter oublier ces moments ou ne les avoir jamais vécus. Il se sentirait éternellement coupable d'avoir remplacé les sourires des fiançailles de Carolina et Grimber par la fumée noire des funérailles.
Il était responsable de cette catastrophe pour être revenu fautivement accompagné de vellams. Il ne serait pas assis sur ce banc à observer le cercueil de son père et l'homme priant Suryan de l'accueillir dans ses chaleureux bras. L'homme de foi récitait des textes vides de sens ne correspondant pas au père qu'il chérissait et aimait tant et qui lui avait appris tant de choses de la vie. Bien qu'il eût déjà connu cette scène pour sa mère des années auparavant, la douleur était toujours la aussi torturante, peut-être était-elle plus forte encore car la compréhension se développait avec la maturité.
Il discerna le sanglot soudain de Carolina qui se cachait dans l'épaule de Grimber, elle tremblait faiblement mais son sens du devoir d'aînée de la famille voulait qu'elle se montre plus forte. Il sentit aussi les doigts de sa plus jeune sœur s'entremêler fortement aux siens, l'autre menotte de la jeune fille grattait le banc cuivré. Aucune fumée ne s'échappait des yeux de Sepha mais son visage tombant vers le sol indiquait son chagrin et son impuissance.
Il releva les yeux en direction de Sepha et remarqua que Lubka s'était installé à la gauche de sa petite sœur et avait posé, sur la tête de cette dernière, une main compatissante. Elisiah remercia intérieurement Lubka d'être présent pour Sepha qui semblait terriblement seule. Cette peine faisait de la solitude l'une des pires vulnérabilités, il s'agissait d'une tristesse insupportable qui déchirait sensationnellement tous les organes un à un jusqu'à en vouloir sa propre mort.
Ce soir, il partirait et abandonnerait seules ses sœurs, qui avaient besoin de soutien plus que quiconque, pour accomplir la mission qui avait sacrifié son père. Elisiah savait qu'il n'était pas le seul responsable du décès de Asmaald. Des bouffées de haine l'envahissaient lorsque l'image du Commandant des Armées effleurait son esprit. Il visualisait sans difficulté son épée transpercer le torse d'un Bera Rasi titubant. Il n'avait aucune certitude de son meurtre mais il doutait que Laioz ait commis une telle atrocité. Néanmoins, il se retenait, laissant ce crime impuni. Il ne pouvait dire mot sur l'événement et s'obligeait à continuer son devoir pour l'honneur de son père.
La cérémonie funéraire, qui se déroulait aux abords du cimetière à l'ouest du château, se terminait. La foule s'avançait aux devants du cercueil pour rendre un dernier hommage à Asmaald déposant à ses pieds un tissu ou un objet rappelant le défunt. Certaines personnes se présentaient face à eux pour exprimer leurs condoléances. Mihidy les enlaça un à un, sanglotant, elle vouait une reconnaissance absolue envers Asmaald que sa folie ne pouvait nier. Elle fut plus longue lors de son embrassade avec la benjamine de la famille.
Elisiah ne put empêcher la triste fumée de jaillir lorsqu'il vit Ganimée afficher un regard de désolation. Son Général posa une main réconfortante sur son épaule, lui signifiant son assistance dans cette épreuve. Lodki quant à lui n'hésita pas à le prendre maladroitement dans ses bras et Azalée lui serra doucement la main. Il aperçut Azalée caresser délicatement la tête de Sepha dont les prunelles étaient baissées. Il comprit que la jeune fille s'était retrouvée dans une situation similaire que sa sœur par le passé, tout comme ses frères avaient connu une peine identique à celle de Carolina et la sienne.
Après que la foule ait quitté l'endroit, ils rendirent eux aussi, un dernier hommage à leur père. Dans une émotion solennelle, ils embrassèrent une ultime fois leur père à travers le bois du cercueil, il avait encore tant de choses à lui dire, cependant, son esprit était vide et seuls les mots « je t'aime » effleurèrent ses lèvres, il aurait voulu s'excuser proprement, mais il ne savait comment l'exposer.
Il quittèrent à leur tour le cimetière. Il rejoignirent la famille Kerisi et Lubka qui les attendaient, Elisiah et ses sœurs avaient souhaité qu'ils les accompagnent pour la journée de deuil. Carolina annonça qu'elle devait préparer quelques plats avant leur arrivée, et qu'ainsi elle les devancerait avec Grimber. Elisiah comprenait son envie d'être seule et de partager un peu d'intimité avec son fiancé, il ne fit qu'acquiescer. Sepha, quant à elle, qui n'avait pas parlé depuis deux jours, prit la main d'Elisiah. Lubka marchait à côté de lui :
- Merci, Lulu, commença Elisiah, pour les vêtements, ils sont magnifiques.
- De rien, c'est mon métier, répondit Lubka calmement avec un sourire amer.
Lubka était devenu styliste et marchand de tissus, la fratrie l'avait donc sollicité afin de concevoir leurs vêtements pour la sombre occasion. Ils avaient décidé de porter une tenue confectionnée par leur ami : un bustier noir aux coutures dorées assorties à un pagne de la même couleur, le tout légèrement ombragé par une cape charbonneuse, cachant partiellement leur buste, elle se parfaisait en un voile diaphane qui flattait leurs jambes.
Elisiah observa les traits fins et fatigués de son ami auxquels il n'avait pas fait attention deux jours auparavant. Il constata le changement physique de Lubka dû aux années passées, il avait mûri et les lunettes rondes apposées sur son nez retroussé l'indiquaient. Il nota aussi que ses cheveux foncés et bouclés avaient assez poussé pour être attachés comme il l'avait fait à l'aide d'un crayon :
- Tu as l'air fatigué, Lubka, affirma Elisiah.
- Oui, bailla-t-il, je travaillais avant de venir à la cérémonie, le Roi m'a demandé des vêtements... bleus... pour aujourd'hui. J'imagine que c'est en lien avec... votre mission ?
Elisiah acquiesça. Officiellement, son père était décédé d'une mort naturelle, cependant, il ne se sentait pas capable de cacher la version officieuse à un ami aussi proche que l'était Lubka. Toutefois, il n'avait pas tout dévoilé de l'ampleur de sa mission ni sur les vellams. Il était certain que Lubka avait compris plus qu'il ne devait en savoir.
- Comptes-tu rester sur Semper ou repars-tu bientôt ? Demanda le garçon au cache œil.
- Je pense rester quelques mois, c'est épuisant de traverser le pays pour chercher ou vendre des tissus et des vêtements. J'ai du stock. Et... j'ai des clients... très persistants... Lubka jeta son regard en arrière visant Lodki et Azalée.
- Hmm... Une cliente et son frère persistant... ? Elisiah esquissa un sourire pour la première fois en deux jours, emplis de sous entendus.
- Qu-que dis-tu Eli ? Ce sont des clients... très fidèles voilà tout.
Elisiah ricana et remarqua que les joues de Lubka avaient imperceptiblement bruni. Sepha avait, elle aussi, étouffé un rire. Elisiah se ravissait de voir les pupilles de sa jeune sœur en hauteur et non plus rivées au sol. La jeune fille lâcha la main de son frère avec un sourire apaisé avant de ne reculer vers la famille Kerisi. Elisiah ne la quitta pas des yeux, elle ne parlait pas mais elle écoutait attentivement les paroles des plus jeunes qu'il n'entendait pas. Il pivota de nouveau face à Lubka :
- Lorsque Grimber et moi ne serons pas là, prend soin d'elles, s'il te plaît.
- Je le ferais, comme je l'ai toujours fait, promit-il. Je ne serais plus seul à le faire maintenant, finit-il en jetant un œil en arrière.
- Merci, lulu.
De retour dans leurs habitations, l'odeur des plats préparés par les soins de Carolina se propageait agréablement dans le quartier. Les lèvres baissées de l'aînée s'étaient promptement relevées au grand plaisir du jeune homme préférant faire des adieux à ses adelphes dans un sourire plutôt qu'un sanglot, malgré leurs peines éprouvées.
Ils passèrent la journée à conter les souvenirs personnels et communs qu'ils avaient de leur père, expliquant l'homme qu'il avait été à leurs nouveaux amis. Ils évoquèrent le livre lu par leur père au coucher durant toute leur enfance. Asmaald avait toujours affirmé qu'elle était leur histoire favorite mais il l'avait appréciée bien plus qu'eux. L'enfant chevalier était le titre de cette nouvelle, ce récit narrait la vie d'un enfant qui n'avait qu'un cheval en bois comme jouet, ce dernier voulait devenir chevalier mais la pauvreté de son rang et de ses parents ne pouvait le laisser accéder à son rêve. Toutefois, son souhait lui fut accordé par le Dieu soleil qui transformât le cheval de bois en un cheval de guerre.
Les mots de Asmaald ressurgirent dans la mémoire d'Elisiah ; « Il faut toujours croire en ses rêves, et croire qu'un jour, notre cheval de bois se transformera en un cheval de course ». Le message d'espoir et de confiance justifiait l'insistance de son père envers cette histoire, elle appartenait à ses valeurs.
Les joies des souvenirs qu'ils partageaient aujourd'hui seraient les douleurs et le manque qu'ils ressentiraient demain, nonobstant, ils avaient préféré choisir l'enjouement en ce dernier jour d'adieu pour leur père. La famille Kerisi écoutait soigneusement leurs anecdotes, Elisiah était satisfait par leur intérêt qu'ils portaient à leur égard. Ganimée, comme à son habitude, était discret, pourtant son regard s'illuminait lorsque ses adelphes et ses compagnons riaient :
- Comment était votre mère ? Interrompit Ganimée d'une voix rauque.
Le silence s'était imposé dans la salle, la curiosité de Ganimée surprenait ses cadets qui lui jetèrent un œil, fiers de son évolution. Pour autant, ils évitèrent de le lui notifier pour ne pas l'embarrasser devant ses soldats. Elisiah contempla la scène d'un air amusé et répondit à son Général :
- Hmm... Elisiah hésita, notre mère était...
- Vaidy était... un mélange de tous ses enfants, reprit Grimber, elle avait la naïveté de Eli, la curiosité de Sepha et la sagesse de Carolina, sourit-il.
- Elle devait être une bonne personne, affirma Lodki.
- Oui, acquiesça Carolina d'une voix douce.
Avant le coucher du soleil, Lubka décida de se retirer et intima Elisiah, Grimber et Ganimée de le suivre car l'heure pour eux de quitter Semper s'approchait à grand pas. Toutes les préparations pour le départ avaient été effectuées par Ganimée. Il demanda à ses adelphes de rester aux côtés de Sepha et Carolina pour leur tenir compagnie en cette triste soirée. Ils acceptèrent, ils appréciaient les jeunes filles. Les adieux entre les deux jeunes soldats et leur famille ne furent pas aussi déchirants qu'ils avaient pu le penser. Toutefois, l'amertume fleurira dans leur cœur après quelques jours de séparation.
La veille, le Roi Bajingan avait envoyé une missive pour le Général ; il était attendu avec ses subordonnés dans la salle où ils avaient patienté la venue du souverain à leur arrivée. Curieusement, Lubka était également convié à cet endroit. Ganimée avait deviné qu'il y donnerait les vêtements pour les vellams, en dépit de la discrétion voulue par le Roi. Ils se dirigèrent vers la prison dans le silence comme si, chacun d'entre eux se recueillait une dernière fois avant d'accomplir leur devoir, et surtout, avant de retourner dans le lieu où ils avaient découvert Asmaald. Ganimée jeta un coup d’œil vers le plus jeune de ses officiers, le reflet d'insouciance qu'il avait perçu dans son regard à leur rencontre avait disparu, il baissa les yeux, attristé d'avoir contribué à une telle situation.
Même s'ils étaient davantage éclairés, les cachots étaient encore plus lugubres et froids que la dernière fois. Le Roi attendait déjà dans la pièce, accompagné d'un page au buste penché vers Sa Majesté. Les quatre hommes se courbèrent eux aussi :
- Relevez-vous, vous avez eu une rude journée, mes fils. Il m'a semblé bon de m'entretenir avec vous une dernière fois. Je tiens tout d'abord à signaler mes condoléances pour Asmaald. Il était un homme bon qui a élevé plus d'un de mes enfants de sang. Le coupable sera trouvé et jugé.
Tel un automate, Elisiah remercia son Altesse en s'inclinant respectueusement. Pourtant, son esprit éprouvé ressentait tout le contraire de la reconnaissance.
- Concernant les vêtements pour les prisonniers, Lubka Nant, avez-vous achevé les confections ?
- Oui, Majesté, répondit-il.
- Vous irez habiller les vellams.
- À vos ordres, mon Roi, Lubka, précédemment ignorant, n'étais pas dérouté par l'annonce.
- Quant à vous, soldats, vous veillerez à ce qu'aucun geste ne soit entrepris de leur part. Pour votre mission, il vous faudra une vigilance sans faille afin que vous parveniez à atteindre l’État de l'air. Nous ne connaissons aucunement la faune et la flore extra-muros, vous serez confronter à la pluie, aux vellams. Seul notre Dieu Suryan sait ce qu'il vous attend. Mais votre courage et votre foi vous mèneront à l'accomplissement de votre mission. Bon courage, mes fils.
Le Roi quitta rapidement la pièce. Ils se hâtèrent eux-aussi à rejoindre la première cellule ; celle de Nero. Ils virent le vellam appuyé contre l'un des poteaux qui le suspendaient auparavant. Il avait été détaché et ses plaies avaient été bandées. Les bandages ne servaient qu'à dissimuler les taillades de son corps puisque les tissus étaient imbibés du sang beige, caractéristique des vellams. Une mare sèche de son précieux liquide s'était répandue autour de lui. Les semblants de soins prodigués n'avaient pas eu l'effet escompté, son état s'était encore aggravé. Ganimée n'avait jamais vu un être vivant aussi souffrant et résistant à la fois.
Après un lent temps de réaction, Nero haussa sa tête alourdie et les fixa sans expression. Des perles d'eau translucides sortirent de ses yeux écarlates avant de rouler sur ses joues, laissant des traces blanchâtres sur leur passage. Bien qu'il ne sût pas à quoi ces joyaux correspondaient, Ganimée n'oubliera jamais la beauté de la triste brillance de ses orbes de vue éclairant la sombre pièce. La dualité de ses sentiments qui vacillaient entre sa méfiance et son souhait de l'aider troublait toujours autant ses pensées. Ces dernières furent interrompues par l'intervention de Lubka :
- Peux-tu te lever ? Demanda Lubka qui avait enfilé ses gants.
- Je vais avoir besoin d'aide... répondit Nero.
Lubka le soutint pour l'élever sur ses jambes chancelantes. Les soldats quittèrent la pièce et prévinrent le styliste de les appeler si un problème se présentait. Le regard désespéré de Elisiah était rivé sur le sol :
- Il ne méritait pas ça, dit-il d'un ton neutre. Personne ne mérite un tel traitement, vellam ou aguna.
Ni Ganimée, ni Grimber n'étayèrent ses propos, estimant que les murs n'étaient pas épais.
- Je n'irai pas dans la cellule de Laioz. Je vais emmener la baraque à l'entrée des cachots, Elisiah qui n'attendait pas d'approbation, se dirigeait déjà vers la sortie.
- Je suis désolé, annonça Grimber, il n'est pas dans son état normal...
- Je m'inquiéterais davantage s'il l'était, contra Ganimée, le temps est nécessaire à l'apaisement des peines.
Le silence prit de nouveau place et Ganimée se perdit dans ses pensées. Son for intérieur prédisait que les épreuves qu'ils enduraient n'étaient que le commencement d'événements futurs et incertains mais il garda pour lui toutes ses considérations. Lorsque Lubka sortit de la cellule, ce dernier annonça :
- J'ai changé ses bandages avec du tissu propre. Je ne connais pas la guérison de la chair vellam mais je crois que ses plaies commencent à cicatriser. Avec du repos, il devrait aller mieux dans quelques jours...
- Il n'aura pas de repos... souleva Grimber.
- Il restera dans la baraque pour se reposer, avec nous il ne manquera pas d'eau, optimisa Ganimée.
Ils suivirent ensuite ce processus pour l'enfant vellam avant de rejoindre Elisiah qui avait discrètement amené les baraques devant l'entrée de la prison. Le soleil sommeillait, et malgré la fatigue visible sur leur visage, il était venu le temps pour eux de partir. Lubka embrassa Elisiah et Grimber et il souffla maladroitement :
- Prenez soin de vous, je suis sûr que l'on se reverra bientôt, il se tourna, affichant une expression gênée, vers Ganimée, je... ferais aussi attention à vos adelphes...
Elisiah qui lisait Lubka comme un livre ouvert pouffa et admit que son air nonchalant serait apprécier de n'importe qui. Ganimée le remercia cordialement et, imité par Elisiah et Grimber, il monta sur son cheval. Puis, après un dernier signe à leur ami, ils quittèrent la ville.