Les crépitements des flammes s'emballaient à la même hauteur que les chants de gloire des hommes les entourant. La plupart d'entre eux avaient abandonné leurs armures crépusculaires pour des vêtements de soie argileuse allant de paire avec leur peau rouge, halée par les lumières des feux. Aucun nuage n'obstruait la lune et les étoiles d'être perçues, le ciel dégagé était leur victoire. Malgré les comportements rustres des soldats, l'apaisement éclairait leurs yeux
- Venez vous amuser général ! Un soldat s'était avancé jusqu'à lui et lui avait donné une tape amicale sur l'épaule.
Ganimée était appuyé sur le mur de pierre prolongeant la base réservée à son unité, il bougea son épaule rapidement afin que son soldat, joyeux par l'alcool qu'il avait ingurgité, retire sa main. Il lui jeta un regard ni bon ni mauvais mais assez impressionnant pour faire comprendre à son subordonné que son geste était mal placé. Ce dernier se retourna les pieds traînant dans le sable et rejoignit ses compagnons. L'homme avait les bras tendus et mains posées sur le pommeau doré de son épée, rangée dans son fourreau dont la pointe reposait sur un rocher.
Ganimée observait consciencieusement ses troupes, il avait l'habitude de ne pas prendre part aux festivités après chaque victoire. Il ne souhaitait pas que ses hommes le croient comme leur égal. La ligne de peinture blanche tracée d'une tempe à l'autre accentuait son regard de diamants noirs et indiquait son haut rang dans la hiérarchie militaire. Son armure noire luisante mettait tout autant en évidence son grade de général, dont les épaulettes dépassaient légèrement ses épaules guère larges pour un guerrier. Cependant, chaque ligne de sa cuirasse laissait paraître tous les muscles qui arboraient son torse. Ses jambes quant à elles étaient nues, seul un pagne les effleurait pour cacher son intimité. Ses cheveux ondulés et relevés aussi sombre que ses yeux contrastaient avec le rouge vif de sa peau. L'aura brûlante qui l'entourait lui donnait le charisme qu'il avait besoin pour diriger ses troupes. Et malgré lui, elle séduisait aussi bien les hommes que les femmes. Un jeune soldat encore en armure apparut devant lui :
- Général, il se dressa les bras derrière le dos, tous les vellams ont été rangés en ligne comme vous l'aviez demandé.
- Bien, Ganimée s'éloigna du mur, son épée désormais dans sa main droite, aucune résistance n'est survenue ? Demanda-t-il sur un ton calme et impassible.
- La plupart d'entre eux se sont statufiés pendant le trajet de leur village mouvant à cette base mon Général. Ils ont été traînés par la division une et leurs chevaux. Les plus résistants ont été soumis aux lumières et à la chaleur des flammes et se sont statufiés immédiatement. Nous avons cru bon néanmoins de garder l'un d'entre eux pour qu'il réponde de vos questions. Le jeune soldat ferma l’œil s'attendant à une réprimande.
- J'espérais qu'un soldat, même de bas rang, savait qu'il nous était interdit d'interroger ni même parler à des vellams. L'homme tourna le dos à son subordonné.
- Nous le savons, mais celui-ci... a les yeux... hésita le jeune soldat.
- Oui ?
- Il a les yeux rouges. Les vellams possèdent habituellement des yeux plus ordinaires, le rouge est un sacrilège pour ces derniers, finit-il.
Ganimée tourna les yeux vers lui, intrigué par les paroles de son inférieur, tout en gardant un regard neutre, il avança vers les marches qui menaient à l'intérieur de la base :
- Comment t-appelles-tu ?
Le visage du militaire s'illumina et l’enthousiasme prit le relais sur sa politesse, heureux de voir son général s'intéresser à une partie de lui. Il souriait :
- Je m'appelle Elisiah mon Général, mais tout le monde m'appelle Eli, vous pou-
Elisiah s'interrompit de lui-même en constatant que son supérieur manquait d'intérêt pour les détails superflus et le faisait comprendre en haussant légèrement les sourcils. Ganimée analysa le garçon du regard, il était petit et semblait jeune, pourtant, un cache œil camouflait une partie de son visage aux pommettes enfantines. Ses cheveux bruns épousaient les contours de son visage et vaguaient jusque dans son cou. Sa peau orangée était plus clair que la couleur vive qui habitait les agunas habituellement, ainsi, son corps ne se confondait pas avec son armure écarlate.
- Qui connaît la présence du vellam au sein de notre base ? Interrogea Ganimée.
- Seulement le capitaine de la première division, Grimber, et moi-même, Général. Répondit Elisiah.
- Très bien, faites-en sorte que personne d'autre ne le sache. Ganimée commanda avant d'enjamber les marches afin d'accéder à la base. Est-il dans les sous-sols ?
Elisiah acquiesça sans un mot.
L'intérieur de la base était austère, ne ressemblant en rien avec l'environnement chaleureux dans lequel leur peuple vivait d'ordinaire. Les pierres jaunâtres formant les murs étaient illuminées nébuleusement par les torches de feu accrochées à ces premières. En son centre, une salle d’entraînement pouvant accueillir jusqu'à cent cinquante soldats servait d'entrée, ce hall ouvrait le chemin à de nombreux couloirs infiniment longs et étroits. La plupart des allées menaient vers d'autres salles d'entraînement ou des chambres médicales pour les blessés potentiels.
Parmi les embouchures un escalier s'orientait vers les sous-sols. Ganimée traversa la salle pour l'atteindre. La luminosité se faisait moins présente dans les escaliers, le capitaine de la première division devait craindre les éventuels soupçons au sein de ses hommes. Le Général admettait la malice de Grimber. Grimber était sous son commandement depuis quelques années. Le capitaine avait débuté en tant qu'écuyer à ses côtés. Son esprit tacticien et sa malice l'avait fait monter dans la hiérarchie par les soins de Ganimée lui-même qui estimait que ces qualités étaient une perte entre les mains d'un simple écuyer. Le général vit les cheveux ébènes et touffus de son capitaine. Ce dernier tenait un verre de fructus entre ses doigts, et sa pupille rouge observait suspicieusement un endroit que Ganimée ne pouvait encore percevoir. Son œil droit était lui aussi manquant à Grimber, mais le général en ignorait la cause. Ses épaulettes étaient de la même couleur que l'armure de Ganimée, montrant sa stature de capitaine. Les deux lignes blanches parallèles sillonnant son visage à la verticale étaient aussi le signe de son grade. Grimber avait entendu Ganimée et s'était tourné vers lui pour l'accueillir comme un soldat face à son général :
- Général ! Annonça Grimber d'un ton à la fois surpris et sérieux.
- Je vais avoir besoin d'explications, capitaine. Ganimée, ayant atteint la dernière marche, croisa les bras dans l'attente.
Grimber était gêné par la situation. Il pivota la tête en direction du vellam agenouillé, les bras écartés en arrière orientés par les chaînes qui entouraient ses poignets, liées à des pivots de bois.
- Je sais qu'il est de notre devoir de faire fuir la population vellam dans leurs propres terres et de tuer les plus résistants, mais devons-nous vraiment... Grimber tenta d'expliquer sa raison, seulement, il admit qu'elle ne sera pas accepter.
Ganimée n'ajouta rien de plus, Grimber avait compris son erreur, et il ne pouvait réellement lui reprocher. Ganimée lui-même ressentait la fatigue des années parcourues hors de leur ville de résidence, ne faisant que chasser les vellams de l’État de feu. Ganimée examina la profondeur de la pièce et vit le vellam, sa tête pendante vers le sol. Le vellam attaché était un jeune homme dont la poitrine bougeait lentement, sa respiration s'avérait faible. Le bleu clair de sa peau rappelait à Ganimée le ciel qu'il avait tant apprécié des décennies plus tôt lorsqu'il était encore enfant. Il se souvenait du temps qu'il avait passé à se prélasser plutôt que de s’entraîner sous les remontrances de son défunt père. Malgré ce temps révolu, le ciel envahi par les nuages, il était, tout à coup, submergé par la nostalgie de ce que lui évoquait cette couleur qu'il n'avait pas aperçu depuis de nombreuses lunes. Auparavant, il n'avait jamais prêté attention aux couleurs que les vellams vêtaient, il lui avait semblé que leurs couleurs étaient plus sombres et verdâtres. Il supposait qu'ils avaient, comme les agunas, chacun une teinte différente selon leur famille et leurs origines. Une masse capillaire blanche et frisée masquait le visage tombé du vellam, s'accordant parfaitement avec la tunique écrue -bien que salie par la poussière- qu'il portait. La tunique était faite d'un tissu léger qui laissait transparaître la couleur de peau de l'homme. Elle débutait en bustier sous ses bras pour s'arrêter à sa taille, où reposait une ceinture fine de coton doré nouée sur le coté, pour reprendre quelques centimètres formant une jupe fendue sur sa cuisse droite.
- L'avez-vous déjà blessé ? S'enquit Ganimée, se déplaçant aux abords de la cave sans s'approcher du prisonnier.
- Non, mon général. Nia Grimber .
- Et que fait-il dans cet état ? Continua-t-il.
- Il... Il... bégaya le capitaine avant de prendre son courage à deux mains pour révéler la vérité, il dort...
- Vous faites de quelqu'un votre prisonnier et vous trouvez bon de le laisser dormir afin de mieux l'interroger à son réveil, est-ce votre logique capitaine ? Ganimée restait de marbre en posant sa question, ne trahissant à aucun moment sa position de général.
- Je...
- Peu importe. Ganimée souffla légèrement.
Les fortifications de la pièce étaient assombries par l'usure, la cellule était longue et quelques flammes l'éclairait ici et là. La lumière naturelle de la nuit peinait à traverser les petits cristaux rouges opaques servant de fenêtres qui bordaient le plafond. Seule une vitre installée derrière les pivots laissait passer le clair de lune qui reflétait sur le dos de l'homme enchaîné. La vue donnait sur l'arrière de la base, Grimber avait jugé qu'aucun soldat ne se promènerait dans ces alentours. Ganimée jeta un coup d’œil rapide au plafond et il constata les fissures qui l'arpentait, la vieillesse du cachot se faisait sentir. Aucun homme ne descendait ici régulièrement car les prisonniers n'existaient plus depuis des siècles. Ils avaient parfois affaire à des délinquants mais leur arrêt ne nécessitait pas de recours à l'emprisonnement. Ces prisons ne faisaient parties que de vestiges d'un passé lointain et oublié de tous.
- Comment l'avez-vous attachés ? Se renseigna Ganimée.
- Nous avons utilisé les gants et une cravache qu'on utilise pour les chevaux, général. Affirma Grimber d'une voix rauque et sérieuse montrant son respect pour son supérieur.
- Très bien. Allez le réveiller.
Grimber obéit et attrapa la cravache qu'il avait déposé sur un rebord de pierre. Il se rapprocha du vellam, méfiant à son égard malgré son état de captivité. Il tendit son bras qui tenait la cravache pour atteindre le creux intérieur de l'épaule du prisonnier. Il se garda lui-même une distance comme un arachnophobe espérant faire fuir une araignée.
- Réveille-toi !
Ganimée remarqua que Grimber essayait tant bien que mal de montrer son autorité mais il comprit vite que c'était peine perdue. Ganimée marcha jusqu'à son capitaine, allongea sa main et attendit. Grimber regarda son général en coin semblant ne pas savoir ce qu'il désirait.
- La cravache. Notifia Ganimée un ton au dessus qu'à son habitude.
- Ah. Tenez mon général.
Lentement, pas à pas, il s'avança vers une torche disposée sur les pierres formant les fondations, il plaça la cravache au dessus de celle-ci sous la vue hébétée de son homme. Une fois qu'il jugea le bâton assez chaud, il se dirigea derrière les pivots qui maintenaient les chaînes du détenu. Il baissa les yeux sur le dos du vellam, prêt à le secouer par la chaleur que leur peuple détestait tant. Ses omoplates étaient dénudées par ses vêtements quelque peu déchirés exhibant des cicatrices, aussi blanches que ses cheveux, perlées par des peintures fresquestres bleues nuit. Ganimée donna du lest à sa poigne sur l'objet. La tête baissée, il leva ses pupilles vers Grimber :
- Sortez, ordonna Ganimée sèchement.
- À vos ordres, Grimber ne posa pas plus de question, il tourna alors les talons.
- Votre verre de fructus, déposez-le sur le rebord, j'en veux.
Grimber abandonna son verre et disparut dans la pénombre des escaliers qu'on distinguait à peine de la position de Ganimée. Ce dernier vérifia qu'il était définitivement parti avec l'éloignement de ses pas. Ganimée regagna l'entrée de la cave tout en lâchant le stick qu'il avait toujours en main, dos au captif :
- Arrête de faire semblant maintenant, Ganimée parlait avec plus de sévérité, mais gardait toujours son sang froid.
- Du fructus ? Ceci est un nom étrange pour un peuple qui ne peut pas boire d'eau. Pouvez-vous boire ? Nous buvons de l'eau, votre peuple boit-il du sable ? J'ai soif, mais si c'est du sable, je ne suis pas intéressé.
Ganimée virevolta vers l’enchaîné qui avait levé son visage saillant. Ses yeux rouges transperçaient la pièce, Ganimée aurait pu croire qu'une flamme supplémentaire s'était allumée pour éclairer le sous sol. Une gemme formant une boucle d'oreille décorait le lobule du détenu et allait de paire avec ses iris. Le minéral à son lobe paraissait comme un troisième œil aussi déchirant que les deux pierres ornementales qui déguisaient ses yeux. Aussi glaçantes que majestueuses, ses prunelles étaient accompagnées d'un sourire en coin joueur. Habituellement, Ganimée ne discernait pas les pierres précieuses, néanmoins, celle-ci était certes rare mais connue dans leur État : il s'agissait d'un grenat. Pour l’État de feu, c'était un honneur de recevoir les yeux de la couleur de leur peau, il comprit alors assez tôt la raison des cicatrices sur le dos de l'homme. N'importe quel aguna se sentirait perturbé et envieux devant des iris d'une pareille couleur liés à cette peau bleutée. Certains d'entre eux pourraient même détectait une provocation dans la boucle d'oreille qu'il portait. Ganimée avait toujours les yeux rivés dans ceux de son prisonnier, oubliant toute parole précédente :
- Quel est ton nom ? Demanda-t-il.
- Nero et toi ? Le prisonnier ajouta.
Ganimée sourcilla, seuls son frère et sa sœur se permettaient de le tutoyer. Et personne ne l'appelait Ganimée non plus depuis ces dernières années passés hors de sa ville de résidence.
- Cela ne te regarde pas, ce sera général pour toi, comme tous les autres ici présent, Ganimée s'empêcha d'évoquer sa gêne quant au tutoiement prononcé.
Nero avait la même peinture bleue qui longeait son dos sur son torse qui montait jusqu'à dans son cou. Contrairement à celle dans son dos, elle brillait dû aux fines spirales fantaisistes dorées qui la surplombaient. Ganimée s'appuya contre la paroi et bu une gorgée de fructus, calmement, les yeux fermés, il buvait avec délectation.
- Puis-je en avoir ? As-tu l'interdiction d'hydrater les ennemis ? Si je ne bois pas, je vais mourir tu sais. Argumenta toujours Nero.
Ganimée ferma les yeux et souffla discrètement du nez mais ignora sa demande :
- Pourquoi ton peuple se déplace-t-il sur nos terres ?
- J'imagine que j'en aurais pas, Nero roula ses épaules, feignant la déception.
- Tu devrais être content que je ne cède pas à ta demande, Ganimée expliqua, tu en brûlerais. Répond à mes questions et je demanderais à un soldat de t'apporter de l'eau.
Ganimée retira son fourreau de sa ceinture et la posa contre le mur :
- Les agunas ont de l'eau en réserve, quelle ironie, Nero étouffa un rire nerveux. Je préférerais que tu me serves de l'eau toi-même, je n'aime pas les gamins qui te font office de soldats, ils sont d'un maladroit. Ma joue me démange à cause du sable dans lequel vous nous avez traîné. Tu ne peux pas baisser un peu les chaînes ? Demanda-t-il en agitant les poignets faisant remuer bruyamment ses fers.
Ganimée fronça les sourcils, il n'avait jamais vu un homme en mauvaise posture aussi bavard, il se concentra avant d'ouvrir la bouche d'un ton imperturbable :
- Plus tard. Répond à ma question ; Pourquoi ton peuple est sur notre territoire ?
- Aaah, Nero souffla, tu me fatigues, les agunas sont-ils tous si coincés ? Il marqua une pause, hmm, je suppose que je n'ai pas le choix que de te répondre, il leva les yeux droit dans ceux de Ganimée. Notre État s'assèche, ces dernières décennies le climat ne nous donne aucun répit.
- Ne pouvez-vous pas survivre malgré la chaleur et le soleil ? Il vous suffit d'attendre la pluie sous votre forme statufiée. Argua Ganimée les bras désormais croisés.
- Aimerais-tu vivre comme une statue ? Nous faisons qu'attendre, nous ne vivons pas.
- N'est-ce pas mieux que de faire tuer des enfants par la pluie que vous apportez !?
L'homme avait haussé le ton. Outre sa bonne position familiale, il avait décidé de s'engager dans l'armée davantage pour aider son pays et sa population que pour complaire à son père. Un rire à la fois joyeux et moqueur retentit dans la pièce, Ganimée serra imperceptiblement les dents.
- Ahahaha, tu penses... ahaha, alors ce n'était pas qu'une rumeur, ahahaha, vous pensez que nous sommes fautifs, ahahahaha.
- Tu devrais surveiller ton comportement, Ganimée avec une légère agressivité face à l'homme qui se moquait ouvertement de son peuple. Tu n'es pas en position de rire, tu n'as l'autorisation que de respirer et me répondre clairement.
- Oh, Nero s'était arrêté de rire et se redressa avec une faible surprise dans son expression, t'ai-je mis en colère ? Ou es-tu vexé ? Nero sourit avec un regard en coin.
- N'as-tu toujours pas compris ? Ganimée s'avança, dehors se trouvent tes compagnons, les habitants de ton village ambulant.
- Et alors ? Je ne suis pas concerné par ce qui pourra leur arriver, Nero paraissait confus par l'affirmation de Ganimée.
- Seul ton propre sort t’intéresse donc. Ganimée ramassa la cravache qu'il avait laissé tomber plus tôt.
- Tu ne me blesseras pas, et tu ne me tueras pas non plus, tu l'aurais fait dès le début, dit-il.
- Tu es bien présomptueux.
Malgré le regard sévère de Ganimée, le prisonnier avait raison, il n'avait aucun intérêt à le torturer ou le tuer. Ce n'était pas un agissement qu'il privilégiait ni même appréciait. Il ne tuait que par nécessité pour son État. D'autant plus qu'il n'avait jamais été formé pour interroger ou torturer les ennemis, puisque leur parler était prohibé. Ganimée s'assit sur le rebord sur lequel avait reposé son verre, et il attendit dans le calme. Une de ses jambe restait dans le vide tandis que l'autre était pliée vers lui afin de poser son avant-bras sur son genou gauche. Il sentait les yeux perçants du détenu mais ne préférait pas les croiser, il avait fermé les siens à cet effet.
Les chants des soldats devait avoir cessé et la plupart d'entre eux avaient sûrement regagné leur baraque pour dormir quelques heures, cela faisait quelques jours qu'ils n'avaient pas eu le confort des baraques pour sommeiller. Et lorsqu'ils avaient eu ce luxe, la peur de la pluie qui s’abattait sur celles-ci les envahissait. Il aimait le silence qui arpentait la pièce, seuls les cliquètements des chaînes brisaient quelques fois cette tranquillité. Il ne savait pas combien de temps il s'était passé avant que Nero ne le fende un moment :
- Ce n'est pas la faute de l’État de l'eau si la pluie arrive sur vos terres. Nous ne faisons que la suivre. D'après les messagers ici et là sur le territoire, la chaleur et le soleil viennent du nord, à cause de ça Tacet, la capitale, a presque été totalement désertée. Nero commença à expliquer. Votre guerre contre nous est ridicule, nous sommes tous victimes du temps.
Ganimée avait ouvert les yeux, un petit rictus de satisfaction s'était affiché sur son visage sans le montrer hautement :
- Avez-vous seulement du soleil et de la chaleur dans l’État de l'eau ?
- Nous avons de la pluie, ici et là, de la même façon qu'ici, Nero répondit.
- Pourquoi avoir choisi de venir sur nos territoires malgré l'interdiction de franchir la frontière ?
- Par choix, certains sont désespérés.
- Et toi ? Pourquoi es-tu venu sur l’État de feu ?
- Faire semblant de s'intéresser à l'ennemi pour mieux lui soutirer des informations, Nero avait levé les sourcils, avec le même sourire aguicheur qu'il portait continuellement, c'est une bonne tactique. Mais je ne répondrai pas à cette question.
Ganimée n'ajouta rien et ils retombèrent dans le silence précédent bien qu'il dura moins longtemps. Cette fois-ci, Ganimée regarda le vellam sali en face de lui. Outre les interdictions à leur égard, il ne pouvait s'empêcher d'être intrigué par leur peuple, pour la première fois il avait adressé la parole à l'un d'entre eux sans avoir à le tuer par cet acte. Il ne comprenait toujours pas le fondement de leurs pensées mais il cernait leurs similitudes avec son propre peuple :
- Suis-je si beau ? Demanda Nero sérieusement.
Ganimée souffla du nez et ferma les yeux après les avoir roulé vers le ciel -si faiblement que dans la pénombre, Nero n'avait pas pu le percevoir-.
- Connais-tu le mythe de la cité de l'air ? Continua-t-il.
- Bien sûr, à l’État de feu, les mères content cette histoire à leurs jeunes enfants. C'est un mythe populaire.
- La cité de l'air est celle qui régulerait nos terres et nos climats, grâce à elle, nos États ont pu vivre en paix pendant plus de cinq milles ans, Nero déclara.
- C'était la conclusion de ce conte, oui, Ganimée confirma, il vit le regard insistant de Nero sur lui. Qu'y-a-t-il ?
- Elle existe, Nero conclut.
- Arrête ces balivernes, au-delà de nos terres, il n'existe rien d'autres que des champs de ruines et cadavres ! S'exclama Ganimée. Prouve-moi ce que tu argues !
- C'est ce que vous apprenez dans vos livres, mais aucun d'entre vous n'a pu vérifié. Bien que je ne peux pas prouver quoi que ce soit avec les fers que tu m'as mis, saches que contrairement à quiconque dans vos terres, je n'ai pas eu besoin d'être instruit pour connaître la vérité. Nero jouait avec ses doigts et ses mains faisant des manières durant son discours.
- Tout ce dont tu m'informes et me prouves c'est que tu crois à une vulgaire comptine pour enfant, c'est d'une triste stupidité.
- Hmm, Nero grimaça à la remarque de Ganimée, à quoi ça me servirait de mentir sur ce sujet ? Je n'ai rien à perdre.
- Justement, tu n'as pas l'air attaché à la vie, tu pourrais avoir envie de nous diriger sur une fausse route dans le but de nous faire massacrer hors de nos États.
- Il est vrai que ma propre vie m'importe peu, Nero admit sous l'attention étonnée de Ganimée, pourtant, je ne souhaite pas mourir parmi vous. Mais réfléchis un peu, tout nous sépare nos couleurs, nos façons de vivre, nos cultures, exceptée cette histoire. Ce mythe est la seule chose qui nous est commune, ne te semble-t-elle pas plus réelle maintenant ? Je pense qu'elle mérite plus de méditation.
Ganimée fronça les sourcils, il essaya d'appréhender la situation de tous les points de vue, comme un général se devait de le faire durant une bataille. Le principe était l'interdiction d'échanger avec les vellams, mais Grimber avait bafoué cette règle, ils ne se trouvaient pas dans la meilleure des conditions. Trois solutions s'offraient à lui ; la première était d'écouter cet homme et de partir directement à la recherche de la cité de l'air, c'était sans aucun doute la plus risquée de toutes. La seconde était la même, cependant, ils iraient d'abord vers la capitale de l’État de feu, Semper, dans le but d'avertir le commandant général des armées et le Roi lui-même. Leur risque de mourir y était moins grand que la précédente puisqu'ils ne seraient pas considérés comme des déserteurs ni des traîtres. Malgré cela, ils seraient sûrement assimilés à des imbéciles que le régime devra éliminer soit ils seraient entendus avec parcimonie. La troisième solution était de tuer l'homme sous ses yeux. Cette solution était la plus évidente et la plus adaptée, elle ne toucherait à la vie que d'un ennemi. Il dévisagea Nero qui était en train de changer de position pour une nouvelle plus confortable :
- Si tu décides de me garder en vie, pourrais-tu baisser les chaînes des poteaux? Réclama Nero.
Ganimée exposa un flegmatisme sans précédent, il attrapa son épée sur le mur et se plaça derrière les pivots retenant Nero.
- Tu vas vraiment me tuer ? Non mais att-
Le général retira une première chaîne du plus haut crochet pour l'abaisser à un autre mais ne laissa aucun lest au prisonnier, et fit de même avec la seconde. Ganimée n'avait jamais tué quelqu'un avec qui il avait conversé et n'avait nul désir à l'expérimenter. Il entendit le « merci » las du détenu lorsqu'il franchissait une marche de l'escalier, sans répondre, il continua sa route.
De retour dans la salle d'entraînement, il vit Elisiah à l'entrée de la cave, surveillant sans discrétion ce qu'ils espéraient garder secret. Ganimée était bien trop éreinté des événements pour lui en tenir rigueur, tout comme le garçon, qui, avant d'apercevoir son général bailla et se frotta l'oeil comme un enfant -ce qu'il était, pensait Ganimée-, par l'épuisement de la journée. L'orbe vert terni d'Elisiah brillait de nouveau quand il croisa la silhouette de Ganimée.
- Général ! Le jeune prit la position.
- Où est votre capitaine ?
- Il garde les vellams statufiés dans l'arrière salle, puis-je faire quelque chose ?
Eli n'attendait qu'un ordre de sa part pour être comblé, Ganimée grommela avant de dire :
- Donnez à boire au détenu, il s'arrêta quelque seconde avant de préciser, de l'eau.
- De... l'eau... Elisiah frissonna.
- Si vous avez peur, prends les gants, souffla Ganimée.
Ganimée fit demi tour pour rejoindre le couloir qui menait à l'arrière salle. Le chemin était parsemé de poussière venant des corps statufiés des vellams transportés. Il arrivait que certains s'effritaient dans leur intégralité lors des voyages, avant même qu'on ne leur laisse le choix entre la fuite vers leur pays ou la mort. Ces dernières années, les groupes de vellams venaient toujours avec des guerriers pour les protéger, mais étant moins nombreux que les agunas, ils finissaient vaincus. Les effectifs des agunas avaient été revalorisés à cet effet. Le mouvement des ombres sur les murs variaient avec celui des flammes qui éclairaient suffisamment le chemin dans son ensemble. Ganimée aperçu finalement le bout du couloir par l'éclat de lumière qui venait de l'arrière salle principale. Il y entra et vit une dizaine de rangées d'hommes statufiés. Ce tableau ne lui plaisait guère. Néanmoins, il avait compris avec les années d'expériences acquises comme général que chaque mission ne pouvait être agréable, et son devoir en tant que fils aguna était de les mener à bien. Ganimée remarqua la silhouette de Grimber traversant les rangées, il comptait les vellams présents en posant un fouet sur les épaules de chacune des statues.
La salle était quasi identique à la première bien que des dessins rustres d'exploits de guerres datant des siècles derniers longeaient les murs. Le peuple aguna ne connaissait pas l'histoire du fondement de l’État de feu, mais il savait que des guerres sans précédents avaient sévi sur leur territoire pour obtenir leurs terres, c'était la principale raison de leur conflit continuel avec le peuple ennemi ; les vellams. Leurs terres étaient sacrées et personne n'avait le droit d'en franchir les frontières, qu'il s'agissait d'un aguna pour sortir de l’État de feu ou un vellam pour y entrer. Pour cela, un mur entouré le pays pour protéger leur peuple, malgré cette protection, une brèche avait été formé par le peuple ennemi. Le mur était une bénédiction de dieu qu'ils se devaient de maintenir.
Grimber examina avec rigueur le visage des vellams. Si l'un d'entre eux avait déjà été arrêté par le passé, il ne leur laissait pas le choix entre la vie et la mort, le vellam serait condamné à mort sans avoir le temps de s'expliquer. Ainsi, le capitaine de la première division avait le rôle de vérifier chaque ennemi après chaque bataille.
Grimber s'immobilisa devant une statue et la dévisagea, Ganimée devina que son subalterne avait reconnu un visage. Grimber leva le pied et l'écrasa sur l'épaule de l'homme statufié qui tomba doucement en arrière et se brisa sur le sol. Sans détourner le regard, Grimber se déplaça vers la statue suivante. Ganimée slaloma dans les rangées, regardant les vellams immobiles avec persistance d'un air songeur. Il cherchait une solution à la situation dans laquelle Grimber et Elisiah les avaient enfoui. Plus loin, Grimber souleva son fouet pour pousser la statue d'un enfant, l'enfant avait les yeux ouverts, malgré son état d'immobilisation, il ne portait qu'un pagne et quelques peintures sur le corps et le visage dont le front était caché par des mèches épaisses de cheveux ondulantes. Deux chaînes trop grandes décoraient sa cheville droite, elles étaient identiques aux bracelets qu'il exhibait au poignet du même côté. L'enfant était assez grand en comparaison des autres jeunes vellams que Ganimée avait vus auparavant. Avant que Grimber ne s'exécute, Ganimée éleva la voix :
- Grimber, capitaine.
Grimber sursauta et se retourna vers la voix qu'il avait entendue :
- Général, Grimber redressa le torse et rangea ses bras derrière son dos, qu'est-ce qui vous amène ici, Général ?
La surprise était visible sur le visage de Grimber car il était rare pour Ganimée d'assister à cette cérémonie. Grimber avait des traces de poussière grise sur ses pieds et le bas de ses jambes appartenant aux statues qu'il avait dû traîner jusqu'ici et détruire.
- Je réfléchissais, il s'avança jusqu'au niveau de Grimber qui était toujours au garde à vous avant de continuer. Tes hommes sont-ils tous au repos ?
- En effet, Général, seul Eli et moi sommes encore éveillés.
- Très bien, affirma Ganimée, ne tue pas celui là. Arrose-le et emmène-le dans le cachot avec le premier prisonnier. Annonce au capitaine de la seconde division qu'il prendra ta place, lui et les autres soldats s'occuperont du reste ici et aux alentours. Elisiah, toi, moi et les prisonniers, nous partirons pour Semper à la première heure, en comité restreint.